Histoires de terrain

Un jeu de patience

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Un jeu de patience : c’est la définition des affûts et un bon résumé de cette dernière semaine. Le filet de camouflage est resté en place et je m’y faufile le plus souvent possible pour profiter de cette chance rare de pouvoir observer des bécasses autrement qu’à l’envol. C’est à chaque fois le même effort recommencé. Il n’y a rien se dit-on. Un tour de jumelles de plus. Et toujours rien. Encore un et encore rien. Les pensées vagabondent, on finit par regarder sans observer et puis on se met un coup de pied au derrière.

Allez, cette fois-ci sera peut-être la bonne. Et en l’occurrence, ce soir-là, ce le fut. Je trouve la bécasse loin dans le sous-bois et commence alors un long suivi laborieux à la longue-vue dans l’entrelacs des branches. C’est toujours la même routine : quelques pas, on enfonce le bec dans le sol, pause, on tâte, une rafale un peu plus profonde avec le bec, pause, on ressent, rien. On sort le bec, on avance de quelques pas et on recommence. Ici une zone ouverte qu’on traverse au pas de course en surveillant minutieusement les alentours.

Malgré ce rythme effréné, la bécasse reste discrète et mimétique. Elle apparaît et disparaît presque instantanément. C’est comme cela qu’elle se retrouve à une quinzaine de mètres de moi juste après le couché de soleil. La lumière est douce en bordure de lac. Il fait froid. Il n’y a pas de vent tout est calme. L’occasion de belles images. Elle part sur la droite, disparaît derrière un tronc et… et… et bien plus rien ! Elle aurait dû ressortir de l’autre côté du tronc mais non. J’ai beau tout scruter, je ne la retrouve pas. Je me remets alors à éplucher le sous-bois à la recherche du plus infime mouvement qui trahirait sa présence. Mais cette fois-ci, c’est un patch de lumière minuscule, coincé entre deux troncs qui attire mon attention. C’est un peu arrondi, un peu crème. C’est posé sur une touffe d’herbe qui borde la glace du lac, au-delà des arbres. L’angle est inconfortable. Je gesticule et me contorsionne pour installer la longue-vue en équilibre. C’est bien elle, somnolente, les yeux mi-clos.

Sur son promontoire, face au soleil couché, la vue dégagée sur les montagnes ombrées de bleu et l’immense lac gelé couvert de neige, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer qu’elle contemple. Je ne peux pas m’empêcher de me projeter à sa place, savourant la beauté et le calme de la scène qui s’offre à moi depuis mon spot favoris. J’entends déjà hurler les sirènes de l’anthropomorphisme dont mon parcours m’a tant appris à me méfier. Oui cette bécasse se repose sûrement ici pour être hors de la neige et de la glace qui couvrent ailleurs tout le sol. Elle a probablement une vue ouverte sur d’éventuels prédateurs et a profité de la chaleur des derniers rayons de soleil. Oui, c’est sûr. Mais se pourrait-il qu’au-delà de tout ça, une petite partie d’elle-même apprécie simplement le fait d’être là ? Qui ne s’est jamais demandé ce à quoi pense un animal quand il ne fait rien, quand il est là, immobile, attentif, les yeux ouverts sur le lointain ?

Qu’importent ces questions, elles n’enlèvent rien à la douceur de cette observation, au plaisir extatique de pouvoir contempler cette scène et de faire courir presque automatiquement le crayon sur le papier pour saisir toute la richesse du plumage de cet oiseau magnifique.

C’est à l’occasion d’un aller-retour de l’œil entre le papier et la longue-vue qu’elle a de nouveau disparu comme par magie. Je la retrouve et la reperds, pour de bon cette fois-ci. Il fait maintenant très sombre. Il est temps de rentrer. Je commence à ranger les affaires, une bécasse s’envole à deux mètres de moi ! Sans que je la vois, avec toujours autant de discrétion, elle était arrivée au pied de mon affût !

Me voilà rentré et il est maintenant temps de décalquer le croquis et de penser à la mise en couleur. Je relis mes notes de terrain. Quelques brouillons, choix des couleurs, quelques essais…ratés ! C’est le problème des observations aussi belles : elles demandent beaucoup d’effort pour arriver à un résultat à la hauteur de ce qu’on a vu.

Un jeu de patience, n’est-ce pas, de l’affût et à la table à dessin. La joie de la patience.

Adrien

Le croquis de terrain qui a ensuite été décalqué sur une feuille d'aquarelle et mis en couleur
En plein croquis, dans l'affût