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Dans le coin de l’œil

Il y a une part d’instinct dans certaines observations.

J’ai passé la journée à chercher. A l’œil nu, aux jumelles, j’épluche les angles de ces tourbières rocailleuses. Aucun animal ne semble vivre ici mais il sont pourtant là. Quelques traces, quelques laissées. Et puis, c’est si vaste et paisible. Je ne peux pas imaginer que ce soit vide de toutes bêtes. Je persiste et la journée amène en effet son lot de surprises, d’observations et de croquis.

Ce fut une journée éprouvante. Il me faut prendre le chemin du retour pour rentrer avant la nuit. Je n’ai pas de frontale avec moi. J’entame la descente de la crête d’un bon pas. Je fais de mon mieux dans ce sol spongieux gorgé d’eau. Plus question de discrétion, il faut que j’avance. J’ai les yeux rivés au sol pour assurer mes pas et regarde devant de temps à autre, pour la direction.

Mais pourquoi est-ce qu’à cet instant précis, je m’arrête et tourne la tête? Pourquoi est-ce que je tourne la tête vers le coin de mon œil droit pour tomber de suite sur une petite tête émergeant à plusieurs centaines de mètres de moi ? Mes yeux viennent de se poser sur cette chevrette avant même que je ne le sache. Elle est bien là, à contre-jour au sommet d’une crête, à côté d’un grand pin, presque invisible entre les branches et les hautes herbes. Comment ai-je perçu cela ?

Elle semble avoir eu le même réflexe : ses yeux se sont posés sur moi et ne me quittent pas. Elle paraît paisible. Je n’hésite alors pas à installer la longue-vue, à me débarrasser de mon sac-à-dos et à commencer le croquis. Ça ne l’affole pas. Elle tourne tranquillement sa tête sur la droite puis revient à moi. Ça dure quelques minutes. Elle finit par faire demi-tour, simplement, doucement, dans une indifférence déconcertante. J’ai tellement l’habitude des chevreuils qui fuient, qui bondissent avec leur cris rauque dans mon sud-ouest français natal. L’absence de chasse intensive explique-t-elle à elle seule cette différence ? Ou bien l’immensité des zones sauvages et l’absence d’une gestion omniprésente de la nature y sont-elles pour quelque chose ? Y a-t-il d’ailleurs vraiment une différence ou suis-je juste en train de voir ce que j’ai envie de voir ?

Je ne sais pas. Il est en tout cas des choses qu’on voit sans le choisir. J’ai tourné mes yeux vers cette chevrette avant de la voir. Et je ne connais que trop bien cette impression. Mes amis spotteurs savent exactement de quoi je parle. Alors qu’on attend les migrateurs, comment font nos yeux pour se poser spontanément sur cet oiseau, ce minuscule point noir qui plane dans un ciel bleu immaculé ? C’est un sentiment à la fois exaltant, surprenant et irrationnel.

La réponse tient en deux choses : l’instinct et le mouvement. On détecte beaucoup plus facilement les objets en mouvement. Vos yeux se jettent littéralement sur une bécasse qui s’envole alors que vous ne l’aviez pas vue à un mètre de vos pieds tandis que vous la cherchiez. On ne contrôle pas. C’est du reflexe, de l’automatisme, de l’instinct. Cette part de nous qu’on oublie ou qu’on rejette, qui nous connecte à l’instant, à l’immédiat, au présent.

« Affûter les sens », voilà une belle expression qui incite à cultiver ce rapport direct au réel. Notre cerveau est si complexe, ou plutôt si compliqué, qu’il nous faut travailler dur pour faire taire son bavardage incessant et être dans l’instant présent, pleinement conscient. Chaque séjour seul dans la nature me le prouve. Mon cerveau n’a plus de quoi intellectualiser ou se divertir. Il n’a plus d’élément social sur quoi prendre prise. Alors, arrive toujours un moment où il se met en mode automatique et tourne sur lui-même, se fait la discussion. Il ressasse, il rumine, il imagine, il se raconte, il se souvient.

Et parfois, quelque chose dans le coin de mon œil le fait taire. J’envie alors cette chevrette que j’ai dans les jumelles. Une vie tournée vers l’extérieur, vers le contact direct au réel.

Voilà de quoi ruminer quand mon cerveau s’emballera de nouveau.

Aquarelle de la première vision
Croquis de terrain qui a été décalqué et aquarellé
Dans l'atelier

Structuré par le terrain

En début d’année, j’ai fait un petit tour le long de certains lacs côtiers réputés pour leur avifaune. La mer d’un côté, et de l’agriculture intensive de l’autre. Le temps ne faisait que rajouter à cette austérité, avec un plafond de nuages bas et un puissant vent de sud glacé et incessant. Peu de choses

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Cercle ouvert

« Dès que vous voyez quelque chose,vous commencez déjà à l’intellectualiser.Dès que vous intellectualisez quelque chose,ce n’est plus ce que vous avez vu. » Shunryu Suzuki8 septembre 1967 Aussi énigmatique et obscure que cette citation puisse paraître, elle est une description remarquable de la principale difficulté à laquelle est confronté celui ou celle qui dessine

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