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Aveugle au familier

Goélands dans la tempête - Norvège - 2021

Parfois le familier se fait exceptionnel et nous contemplons, fascinés, ce que nous pensions connaître. Nous cessons alors de voir et commençons à regarder, à imaginer, à comprendre.

Ce matin du 6 Avril a tout d’exceptionnel. Je me tiens sur le pas de la porte, hébété par la fatigue d’une tempête qui ne m’a pas laissé dormir, bousculé par le vent, aveuglé par la neige. Où sont passés les premiers jours du printemps ? Sac sur le dos, jumelles autour du cou, longue-vue sur les épaules, je traverse ce blizzard pour rejoindre l’observatoire. Quatre jours que je compte les oiseaux migrateurs ici à Lista, dans le sud de la Norvège. La mer est à quelques dizaines de mètres devant moi et pourtant je discerne à peine les vagues dont l’écume se mêlent à la neige qui efface tout. -3 degrés, 100 kilomètres heure de rafales : il n’y aura pas d’oiseaux ce matin.

Derrière ce mur blanc, pourtant, voici des ombres légères qui apparaissent et disparaissent dans les volutes de neiges. Face au vent, la lutte semble féroce et le combat largement inégal. Les corps sont secoués, les ailes plient sous le vent, les plumes se tordent contre les rafales. La violence de cette lutte laisse imaginer la force de leur détermination. Mètres après mètres, ils progressent vers un nord à dix, à cent, à mille kilomètres de là, et qu’il faut atteindre au plus vite. A la seule force de leurs corps, ces goélands migrent dans la tempête.

Oui des goélands, de simples goélands, de vulgaires goélands. Ces oiseaux qui animent les paysages côtiers ou jouent les éboueurs de nos villes. Ces oiseaux qu’on ne regarde plus à force de les voir car terriblement habituels et pas particulièrement remarquables. Même pour l’ornithologue que je suis, un Goéland argenté ne réveille rien de très exotique ou d’excitant en moi. Pourtant ce matin, face à ce spectacle je n’ai pas de mot. Je contemple et je suis fasciné. Le mot « goéland » prend soudain une tout autre ampleur. Je me jette sur le papier et trace de mes mains gelées en quelques traits rapides, presque abstraits, une image que j’espère peindre plus tard. Un autre de ces moments précieux que je souhaite retenir.

A mesure que les oiseaux se succèdent, je m’immerge dans leur face-à-face. Je regarde le détail de leur vol, je scrute leurs attitudes, leurs embardées dans le vent, leur marche-arrière pour repartir de plus belle. Et alors, sans m’en rendre compte, je m’imagine ce que c’est qu’être un goéland à ce moment précis. Battre des ailes sans cesse, avec toute la force dont on est capable, en évitant de se faire écraser sur les rochers, rouler dans les vagues ou propulser en arrière. Battre des ailes encore et encore, la neige cinglant le plumage, la chaleur de l’effort contrant les températures glaciales. La fatigue qui s’accumulent au fil des heures, l’épuisement. A quand la prochaine pause pour manger, pour boire, se reposer ? Longer la plage jusqu’à cette pointe et après ? Traverser la mer à l’aveugle ou suivre la côte ?… Et se pourrait-il qu’il y ait du doute, de l’appréhension, du découragement, de la peur ?

Bref, fini le goéland tel que je le conçois avec tels critères d’identifications pour telle espèce, le cris du goéland qui accompagne les balades sur la plage, le goéland qui suit les bateaux de pêche, ou le goéland auquel je donne le reste de mon sandwich dans un parc… Fini d’en faire un agrément dans le paysage de nos activités humaines. Il a un existence propre et une immense part d’inconnue que je ne soupçonne pas. C’est à coup de tempête que j’aurais compris ça.

Et là dehors, c’est tout un monde qui tourne sans nous. On peut choisir de le voir en y appliquant nos connaissances et nos croyances, ou alors commencer à l’observer, véritablement l’observer, sans rien y ajouter de plus, que ce soit un goéland dans la tempête, un ours sur la banquise, un paysage, un proche ou un inconnu. Laisser une partie de ce qu’on regarde nous enrichir. Ne plus influencer le monde mais le laisser s’imprimer en nous, même un tout petit peu. Initier ce pas de côté pour ne plus être aveugle au familier et s’émerveiller, même un tout petit peu.

Adrien

Le croquis de terrain, si abstrait , que j'ai décalqué pour peindre l'aquarelle.
En pleine peinture. Il reste à peindre les goélands et à rajouter la neige.
Sur le pas de la porte.

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