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Cercle ouvert

« Dès que vous voyez quelque chose,
vous commencez déjà à l’intellectualiser.
Dès que vous intellectualisez quelque chose,
ce n’est plus ce que vous avez vu. »

Shunryu Suzuki
8 septembre 1967

Aussi énigmatique et obscure que cette citation puisse paraître, elle est une description remarquable de la principale difficulté à laquelle est confronté celui ou celle qui dessine d’après observation. Il veut peindre son sujet tel qu’il est, rien de plus, rien de moins. Des formes justes, des couleurs fidèles, des valeurs exactes. Et pourtant, d’une manière pas si mystérieuse, son cerveau l’en empêche.

Nous résistons à peindre en violet la neige à l’ombre quand nous savons qu’elle est blanche. Nous résistons à l’ajout de bleu ou de vert sur un portrait alors que nous savons que la peau ne prend de telles couleurs que lorsqu’elle est malade. Nous résistons à dessiner cet oiseau en vol avec une forme aussi étrange lorsqu’on sait qu’il devrait avoir des ailes symétriques, avec une queue et une tête au milieu. Dans chacune de ces situations, le dessinateur, le peintre doit faire taire son cerveau, ses réflexions et aller au-delà de ce qu’il croit savoir et se souvenir des paroles du père de Robert Hainard à ses élèves : « On dessine mal parce qu’on dessine ce que l’on sait et non ce que l’on voit ».

Voir est une évidence, observer en revanche requière une solide pratique. En voyant j’obtiens des indices pour identifier, catégoriser et agir : j’ai vu cet oiseau, je l’ai identifié comme un Bouvreuil, j’ai reconnu une femelle, j’ai compris ses comportements et j’ai pu inscrire cette donnée avec une heure et un lieu dans mon carnet, bien. Pourtant, en commençant à dessiner, rien de tout cela ne m’a été utile ou pertinent. Au lieu de critères, de patterns et de noms, j’avais besoin de formes, de lumières et de couleurs. J’ai dû faire des allers-retours entre le télescope et le papier, dessinant étape par étape, évaluant chaque contour, chaque nuance de cette scène unique, comme si c’était la première fois que j’observais cette espèce.

Mais arrive toujours ce moment où l’on est tenté de se laisser emporter car on SAIT dessiner le reste, on SAIT de quelle couleur est l’oiseau, quelle est son anatomie, à quoi ressemble une branche. Et se faisant, tout à coup cet oiseau, cette scène, « n’est plus ce que vous avez vu ». Vous commencez à dessiner en fonction de ce que vous savez et non de ce que vous voyez, de ce que vous pensez et non de ce que vous observez, de votre intérieur et non de l’extérieur. L’une de ces attitudes est un cercle fermé, vous et vos pensées, l’autre est ouvert, vous dans le monde. Le peintre devient soit le maître de son sujet en le créant, soit l’élève en apprenant de lui.

À long terme, une voie mène à la monotonie, l’autre à la diversité.

Car oui on sait, mais on ne sait pas tout. J’ai une idée générale du Bouvreuil dans ma tête, une moyenne, mais je ne saurai jamais tout, toutes les nuances de chaque Bouvreuil à chaque instant, dans tous les lieux et conditions donnés. Mon idée est donc partielle, nécessairement incomplète et subjective. C’est une boîte dans ma tête avec ma version tronquée de ce qu’est un bouvreuil comme étiquette. Pratique oui, mais partiel, unique et stéréotypé.

Je suppose que vous pouvez sentir que ce que le dessin nous enseigne ici va plus loin que ce qui se passe au bout du crayon. Il n’est pas surprenant que cette citation vienne d’un maître du bouddhisme zen, car au cœur du bouddhisme réside le désir d’atteindre le véritable aspect de la réalité dans nos vies, libre de concepts et d’interprétations, sans « intellectualiser ». Nous avons besoin de concepts, de ces boîtes, d’idées moyennes pour vivre, agir, interagir, décider sans nous perdre dans toutes les nuances et possibilités. Mais il faut toujours être attentif à ne pas confondre ses idées avec la réalité elle-même, car elle est toujours plus riche, plus diversifiée et nuancée.

Une telle conception erronée est préjudiciable par la version déformée qu’elle donne du monde. Elle englobe tous les Bouvreuils sous quelques critères d’identification ; résume les personnes à leur travail, leur apparence ou leur langue ; décrit une situation de notre seul point de vue.

La réalité dépassera toujours les limites de nos concepts, et ce qui est au-delà est essentiel à regarder, à observer.

Adrien

Bouvreuil pivoine
Aquarelle de terrain, 31 x 41 cm
17 Février 2024
Rogaland, Norvège

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