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La vraie raison de notre angoisse

« Nous [les naturalistes] tentons de ne pas passer pour des hurluberlus, à nos yeux et à ceux de la Société, en camouflant notre angoisse à voir disparaître la nature en peur de mourir de faim… Mais, si l’on nous démontrait que le refoulement de la nature peut continuer sans dommage économique, nous ne serions pas soulagés, nous serions navrés. C’est donc que notre angoisse, notre besoin de nature ont une autre raison. »

Robert Hainard, Expansion et Nature, 1972

Naturalistes, protecteurs/défenseurs/conservateurs/amoureux de la nature, écolos, toutes ces personnes, moi inclus, avons en commun le souci de la nature. Souci, comme dans l’intérêt et le soin qu’on lui porte mais également soucis que ressent celui qui s’inquiète et se préoccupe. Il y a cinquante ans, Robert Hainard commençait l’avant-propos de son ouvrage Expansion et Nature en parlant d’eux et en venait à questionner la raison de leur angoisse.

Aujourd’hui, ces raisons sont principalement tournées vers la peur des catastrophes, des famines, d’une planète inhabitable. Il nous faut protéger la nature pour l’eau, la nourriture et l’air qu’elle nous fournit. Elle est indispensable à notre survie et celle des générations futures. Argument pertinent et essentiel, mais est-ce tout ? Est-ce là la véritable cause de notre attrait pour le monde naturel ? de notre effroi face à sa disparition ?

Le petit exercice de pensée brièvement suggéré par Hainard aide à cerner la question. Imaginons que demain soit découvert un ensemble d’innovations, de technologies, qui règlent tous les problèmes entraînés par l’exploitation de la nature. Que ressentirions-nous ?

Imaginons que d’un coup soient réglés le changement climatique, l’approvisionnement en eau et en nourriture pour chaque être humain, qu’on résorbe toutes les pollutions et qu’on éradique toutes les épidémies. Que la coupe des forêts, l’éradication des espèces, la bétonisation des cours d’eau ou la construction d’industries n’aient donc plus aucune conséquence négative sur la survie, le confort et la santé d’aucune personne sur Terre. Que penserions-nous alors, nous qui promouvons la protection de la nature pour éviter notre perte ?

En tout logique, nous devrions être soulagés car il n’y aurait plus aucune raison de s’inquiéter. Notre objectif serait atteint. Nous serions tous sains et saufs et c’est là tout ce que nous voulions, n’est-ce pas ?

Ou bien comme moi, vous terminez sur un certain malaise ? On ne peut que se réjouir de la fin de tous ces fléaux et tordre au passage le cou aux idées qui voudraient que si on est pour la nature, on est contre les hommes. Mais pour autant, ne reste-t-il pas une certaine dose de dépit, de désarroi ? Serions-nous vraiment soulagés que l’exploitation de la nature puisse continuer sans dégâts collatéraux ?

Et bien non. La situation aurait à nos yeux empirée. Alors quoi ? aurions-nous menti depuis le début sur nos motivations ? Probablement. Mais menti à qui ?

Avant tout, à nous-mêmes plus qu’au reste du monde. Cette expérience de pensée nous montre à quel point nous nous sommes convaincus que la seule raison de protéger la nature réside dans les services qu’elle nous rend. Alors qu’au fond de nous, ce qui nous anime, ce qui nous fait vibrer devant un vaste paysage sauvage, une ancienne forêt, au son du brame du cerf ou sous un vol de bondrées, ce n’est pas du tout leur utilité mais leur beauté. On ne dit pas : « Wouhaou, que cette forêt est bonne pour ma survie ! », mais : « Que cette forêt est belle ! ». Et c’est au-delà de la seule beauté visuelle. C’est un sentiment difficilement identifiable, sur lequel on peine à mettre des mots, qui nous émeut autant qu’il nous fascine, nous apaise, nous remplit d’admiration et d’une certaine humilité.

Alors pourquoi ne pas juste avoir dit ça dès le début ?

Pour quiconque partage cet intérêt pour la nature sait à quel point la question est rhétorique. Pourquoi ne pas faire valoir notre amour de la nature sauvage face à sa destruction ? Car on va nous rire au nez, car ça ne pèse rien, ça ne sert à rien, ça ne rapporte rien. Empêcher la construction de logements, de routes, d’industries pour la beauté d’un marais, d’un triton, d’une aigrette ? Nos épanchements personnels n’ont pas leur place dans ces négociations utilitaires et comptables. Le progrès et la croissance sont en marche et nos aspirations personnelles n’y pèsent évidemment rien.

Et c’est là que le mensonge commence. A défaut de pouvoir vraiment avouer ce qui compte pour nous dans la nature, on se plie avec maladresse aux règles du jeu : utilitaires et comptables.

« La nature nous rend des services indispensables ». Si cela ne suffit pas, on fera appel aux scientifiques pour montrer que chaque espèce joue un rôle dans la stabilité des écosystèmes. Et ultime argument, maintenant que les problèmes ont atteint une échelle planétaire, on en appellera à la survie de notre espèce, de notre civilisation.

Et après ça ? Et bien on peut difficilement faire plus. On se retrouve dans cette frustrante position de celui qui a trop crié au loup, de celui qui a fait planer toutes les menaces à sa disposition sans en mettre une seule à exécution. Nous sommes de toute évidence toujours vivants et avons toujours de l’air, de l’eau et de la nourriture (pour les plus chanceux d’entre nous). Au jeu des négociations, nous n’avons plus d’atouts. Nous avons perdu.

Pourtant ces menaces sont belles et bien réelles. Nous connaissons maintenant les faits, les chiffres et les solutions. Tant de personnes souffrent déjà des conséquences. A tel point, que nos motivations de départ, les plus authentiques et profondes (« la nature me touche »), paraissent insignifiantes en comparaison.

Sans même s’en rendre compte, nous nous sommes fait prendre à notre propre jeu. Ce qui nous motive vraiment pour protéger la nature ne peut être invoqué car naïf. Alors on va vers les arguments utilitaires qui et d’un, sont négligés car ils se heurtent a des priorités économiques plus grandes, et deux, font qu’on dévalorise ce qui nous motive vraiment en premier lieu. Nous avons essayé de jouer selon des règles qui ne sont pas les nôtres et d’une certaine façon, pour nous, les dés sont pipés, toujours en notre défaveur.

Alors que nous reste-t-il nous les soucieux de nature ? Une chose toute simple : jouer selon nos règles en partant de ce qu’on sait et de ce qu’on ressent. Et cela tient en deux besoins.

Le premier : la nature est nécessaire à notre survie. C’est évident, acté. On connaît les principaux problèmes et les solutions. Elles ne sont certes pas mises en place mais on en comprend l’objectif facilement. Il faudra en effet toujours un minimum de nature, comme des champs, des arbres et du bétail, ne serait-ce que pour nous nourrir.

Le second : la nature est belle, elle nous émeut, nous touche. Là c’est plus flou, difficile à expliquer et à généraliser. Ça paraît subjectif, personnel, et c’est sûrement le cas. C’est la cause de ce malaise persistant à la fin de notre expérience de pensée. Pour les naturalistes que nous sommes, la nature et surtout la nature sauvage nous émerveille et c’est d’une telle évidence pour nous qu’on le sent comme universel, nécessaire à tous.

Là se trouve le nœud du problème, la question au cœur de ce que nous ressentons : existe-t-il un besoin universel de nature, présent chez tous, mais qui ne soit pas du domaine pratique ou de la survie, et indépendant des opinions personnelles ? une nécessité fondamentale qui expliquerait cet attachement à la nature sauvage qu’on observe à différent degré chez tout le monde, et si fort chez les naturalistes ?

Et bien la réponse est oui et elle nous vient de Robert Hainard qui a tenté d’en faire comprendre les raisons tout au long de sa vie. Nous avons besoin de la nature non pour son utilité mais pour son altérité.

C’est-à-dire ?

Par définition, nous nommons « nature » tout ce qui n’est pas humain. C’est tout ce que nous n’avons pas créé. C’est ce qu’il y a de plus différent de nous. Nous ne pourrons jamais la comprendre de l’intérieur et elle restera donc toujours en partie mystérieuse. Ce qui en fait cette source inépuisable de fascination, d’émerveillement et d’inspiration. L’autre versant de cet argument est qu’on ne peut s’épanouir pleinement dans un monde uniquement humain.

Vous admirez un coucher de soleil. Un coucher de soleil encore plus beau, que vous observez dans un casque de réalité virtuelle, que vous savez être créé en images de synthèse, n’aura pas le même effet, alors même que d’un point de vue purement visuel il est mieux. Mais vous savez que c’est à la demande, qu’on peut le modifier à loisir, sans limite, qu’il y a quelqu’un derrière, une intention que vous comprenez, une fabrication que vous percevez. Ça fait trop sens, c’est trop compréhensible, trop prévisible, trop humain d’une certaine façon, pour susciter le même sentiment d’émerveillement et de plénitude.

Malgré toute notre imagination, nos diversités culturelles et nos créations, une vie humaine dans un environnement uniquement humain, finit nécessairement par tourner en rond, stagner et s’appauvrir. Elle sera tronquer d’une part essentielle. Robert Hainard dirait qu’on ne peut se nourrir de sa propre substance. C’est aboutir à la perte de sens, à ce mal-être profond, général, celui qu’on ne veut pas voir, qu’on ne sait pas voir.

« […] bien avant la faim, bien avant la perte de toute liberté de choix et de mouvement […] les hommes périront de solitude grégaire, d’isolement en masse, de dégoût, d’à quoi bon? et de « pourquoi pas?» »

Il faut alors cet « autre », différent, non-humain, non pour ce qu’il a d’utile, mais ce qu’il offre de contraste. Vous, moi, en tant qu’individu, on se définit par rapport à ce qui n’est pas nous (personnes, paysages, objets, circonstances). On n’existe que par rapport au monde qui nous entoure, c’est inévitable. C’est tout aussi valable à l’échelle d’une société et de notre espèce. Mais plus nous aménageons notre environnement, plus nous vivons dans un monde uniquement humain, plus cet autre nous ressemble. On ne mourra pas d’une nature totalement gérée, on ne mourra pas de son absence non plus, mais nous en serons diminués.

« La faim nous oblige à conserver un minimum de nature. Le besoin d’« être » pleinement postule un maximum de nature. »

Ce maximum dont parle Hainard, c’est une nature la plus « naturelle » possible, la plus indépendante de nous possible : une nature sauvage. Dans sa pensée, l’inverse de l’homogénéisation est la tension, notion chère à son cœur. La tension entre une humanité la plus développée possible, aux côtés d’une nature la plus sauvage possible. C’est dans cette tension fertile que chacun peut exister pleinement.

La vrai raison de notre angoisse se trouve là, dans la diminution de cette tension, dans l’homogénéisation d’un monde toujours plus à notre seule image. Et il me semble que garder cela en tête est essentiel pour agir non pas uniquement par crainte et réaction, mais aussi par désir. Survivre est indispensable, mais ce n’est qu’un minimum. Quelle joie dans une vie simplement tolérable ?

Il faut pouvoir affirmer positivement et avec confiance aux côtés de Robert Hainard que la nature sauvage reste le seul point d’ancrage grâce auquel nous nous définissons à notre plus haut degré en tant qu’individu, qu’humain, en tant que société et espèce.

Robert Hainard terminait ainsi sa préface de Nature et Mécanisme en 1972 :

«Si nous nous résignons aux inévitables restrictions de l’économie, de la population et de la technique, nous aboutirons à une vie humaine misérable dans une nature misérable. Si nous pensons notre croissance dans notre complément [la nature], nous allons à l’épanouissement solidaire de l’homme et de la nature. »

Toutes les citations proviennent de Expansion et Nature de Robert Hainard, publié en 1972 aux éditions Le Courrier du Livre.

Ce texte est une réponse à mon précedent article intitulé Maximum vital que je vous invite à relire ici.

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