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Sur le seuil

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« L’identification n’est que la porte d’entrée du naturalisme et j’ai le sentiment d’être resté sur le seuil. Toute ma vie, j’ai fait des listes. J’ai identifié, oiseaux après oiseaux, par centaines, par milliers, apprenant au passage quelques faits sur leur biologie. Mais que sais-je vraiment de la vie des animaux que j’observe, au-delà de leur simple nom? Bien peu. Il n’y a qu’à voir avec le Grand tétras.
 
Il est 21h30 ce jour-là, lorsque j’entends de lourds battements d’ailes dans les branchages. A l’œil nu, à travers le filet de camouflage, je détecte ce mâle en haut d’un pin. Il vient passer la nuit près de ce que je suppose être sa place de dance pour le lendemain.
 
Déjà une semaine que je subis ce brutal retour d’hiver, avec la conviction que je peux tout de même découvrir la parade des Grand tétras. Mais les animaux souffrent également. Tous les migrateurs sont repartis, les Élans s’enfoncent dans la neige jusqu’au ventre et je découvre sur mes traces celles du lynx et du renard. La neige tassée y facilite leurs déplacement. Entre temps, les Grand tétras sont devenus une énigme à résoudre. Dans l’affût seize heures par jour à les attendre, je passe le reste de mon temps à chercher les indices de leur passage, mais ils se font de plus en plus rares. Les oiseaux ne descendent plus à terre.
 
Ce soir, mes prévisions sont bonnes et je jubile intérieurement de pouvoir enfin l’observer longuement et à proximité. J’ai bon espoir pour le lendemain. Alors qu’il passe normalement la nuit en milieu de branche pour faciliter son envol en cas de prédateur, le voici qui se colle de plus en plus au tronc pour se protéger de ce glacial vent de nord.
 
Le lendemain, réveil à trois heure, premières lueurs du jour, il n’a pas bougé. 3h49 il se réveille, s’étire. 3h58, il commence à chanter. Il ne descendra pas et passera quelques heures à parader du haut de son arbre sous la neige qui tombe de plus belle, cette même neige qui a réduit ce début de printemps à l’absence et au silence, et qui finira par avoir raison des tétras pendant un temps. Plus de trace, plus de chant, plus de parade. Tout est en pause.
 
Moi qui pensait avoir enfin compris leur routine en épousant leur rythme et habitudes, je suis de nouveau à la case départ. Et les semaines suivantes seront une succession de certitudes que les lendemains balayeront. Je n’assisterai pas à la grand parade tant désirée et rentrerai avec bien plus de questions que de réponses. Je pourrais blâmer la neige bien sûr mais ce serait trop simple et un peu hypocrite car la véritable raison est ailleurs.
 
Je croyais en savoir assez mais il n’en est rien. Les livres, les spécialistes, les semaines ici à lire leur vie dans les traces laissées dans la neige, rien de tout ça n’a suffit. Une vie suffirait à peine à cerner intimement la vie de ces quelques Grand tétras. Alors qu’en est-il de l’espèce ? Je n’ai suivi que quelques individus qui cette année, ici, se comportent de façon un peu originale. Mais ces individus sont différents d’autres individus. Et les tétras d’ici ne se comportent pas comme ceux de là-bas. Et ceux de là-bas, encore différemment de ceux d’autres régions, pays, ou climat. C’est infini. Ce que j’ai pu observer, n’est qu’un infime aperçu.
 
Le mot même de « Grand tétras » est devenu une sorte de concept trop simple, étranger, en décalage avec ce qu’il décrit. Et les mots ne sont en effet rien d’autre que des concepts. Ce sont des étiquettes très pratiques qui nous permettent d’en parler, d’y réfléchir, mais c’est très partiel. Nos idées ne sont que des moules approximatifs de la réalité dans lesquels elle ne rentre jamais complètement. On élague, on simplifie, on tors mais ça résiste. Ce qu’on laisse derrière n’a alors rien d’anodin. Car nous avons d’un côté la réalité et de l’autre l’image qu’on s’en fait. Entre les deux, notre ignorance.
 
Dans la nature comme dans nos vies quotidiennes, il faut une prétention qu’on ne soupçonne pas pour croire avoir cerné un sujet, une personne, par le simple fait de le nommer. De simples mots certes, mais qui traînent dans leur sillage le lourd fardeau des idées qu’on leur associe, ainsi qu’une bonne part de préjugés, et ce, avant même de se confronter réellement à ce qu’ils décrivent. Attitude banale mais préjudiciable. A rester sur le seuil de la connaissance, à juste nommer sans faire l’effort de comprendre, on reste ignorant avec l’illusion de savoir. L’impact semble bien léger quand on parle d’observer un tétras, mais qu’en est-il quand il s’agit de comprendre quelqu’un, une idée, une société, de prendre une décision? Nommer n’est pas savoir.
 
La réalité est toujours plus complexe que nos mots, que nos idées. Pas plus que je ne sais quoi que ce soit d’un oiseau en l’identifiant, je ne connais quoi que ce soit de quelqu’un en connaissant son nom ou son métier ou ses habitudes, ses relations, son genre, ses croyances, ses convictions, ses possessions… Des mots qui sont autant d’arbres qui cachent la forêt.
 
Il semble énorme ce grand-écart entre les leçons d’un affût dans la nature et les morales de vie qu’on peut en tirer. Pourtant, c’est une simple différence de degré, non de nature. La réalité reste irréductible à nos concepts, notre moule imparfait. L’écart entre les deux se comble non pas en cogitant davantage mais en se frottant au réel, on observant, en écoutant, en faisant l’effort de prendre le temps de comprendre. Il faudra d’autres pages pour continuer cette réflexion mais l’idée de fond est celle que Robert Hainard avait si justement identifiée: toute richesse intérieure passe par une conformation à la réalité et non en voulant conformer le monde à nous, à nos idées. »
 
Adrien
 
Aquarelle d’après croquis de terrain, 19 x 28 cm.
26 Avril 2023 – 21h30 – Suède

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